Edmond Fournier, charpentier-menuisier à Montréal (1876-1946)

Edmond Fournier (1876-1946) photographié sur le chantier de construction de la Palestre nationale à Montréal, vers 1914. Il était membre de la section locale 134 de la Fraternité unie des charpentiers-menuisiers d’Amérique, un grand syndicat nord-américain qui sera plus tard affilié à la FTQ.

La petite histoire d’une famille ouvrière écrite sur de simples cartes postales

Par Louis Fournier, petit-fils d’Edmond Fournier

Mon grand-père, Edmond Fournier, est arrivé à Montréal en octobre 1910 pour y chercher de l’ouvrage dans l’industrie de la construction. Son beau-frère Joseph Martel, qui vit «en ville» depuis un an, a trouvé du travail comme charpentier et menuisier dans le bâtiment. Il vient donc le rejoindre pour tenter sa chance lui aussi.

Alors âgé de 33 ans, Edmond est un grand costaud de six pieds qui arbore une belle grosse moustache brune. Il porte souvent sa casquette d’ouvrier, lui qui a travaillé une douzaine d’années comme homme à tout faire dans une manufacture de vêtements de travail, la Warwick Overalls.

Derrière lui à Saint-Albert-de-Warwick, un gros village situé non loin de Victoriaville dans les Bois-Francs, il a dû laisser sa femme, Albertine Martel, et son fils de cinq ans, Donat, en attendant qu’ils puissent venir le rejoindre dans la métropole.

La première lettre qu’il envoie à sa femme est une simple carte postale, en noir et blanc, qui porte cette inscription: Montréal : vue générale prise de l’Île Sainte-Hélène. Les gens du peuple s’écrivaient alors souvent sur de telles cartes.

Edmond rassure Albertine : «Chère épouse, je t’écris quelques mots pour te dire que je me suis rendu heureusement en ville. Joseph était à la station et Freddy est venu veiller. Je vais prendre mon ouvrage à midi. Je t’en écrirai plus long un autre tantôt. Edmond ». La «station», c’est la vieille gare Bonaventure dans l’ouest de la ville. Freddy Lainesse est un cousin.

Une «union américaine»

Edmond Fournier commence donc à travailler comme charpentier et menuisier dans le bâtiment. Albertine et le petit Donat viennent le retrouver peu après à Montréal. Ils habitent un modeste logement au 741, rue Ontario Est, près de la rue Panet, dans la paroisse du Sacré-Cœur.

Ils vivent dans le «Faubourg à m’lasse», ainsi qu’on appelle ce coin du quartier Sainte-Marie à cause de la forte odeur de la mélasse en tonneaux qu’on décharge, sur les quais du port, des bateaux venus des Antilles. La mélasse est alors le «sucre du pauvre».

Comme travailleur de la construction, Edmond adhère à un syndicat, une «union» comme il dit. Sur sa carte de membre, on peut lire : Fraternité Unie des Charpentiers-Menuisiers d’Amérique – United Brotherhood of Carpenters and Joiners of America, section locale 134.

Cette «union internationale», c’est-à-dire nord-américaine, est l’une des plus puissantes au Québec dans la première moitié du 20e siècle. Edmond sera fier de son «union américaine» et de la force qu’elle représente pour lui obtenir de bonnes conditions de travail et de salaire.

Les Fournier d’Amérique

Dans le Québec de la «revanche des berceaux», les familles nombreuses prolifèrent. Ainsi, Edmond Fournier est le seizième d’une famille de dix-sept enfants, dix garçons et sept filles.

Fils de Jean-Baptiste Fournier, cultivateur, et d’Éléonore Gazé, il est né le 21 octobre 1876 à Saint-Thomas de Montmagny sur la rive sud de Québec, berceau des Fournier d’Amérique. L’ancêtre commun des Fournier, Guillaume, parti de la province de Normandie en France, était débarqué à Québec vers 1650, sous le règne de Louis XIV, avant de prendre racine à Montmagny.

En 1882, les parents d’Edmond doivent quitter la terre paternelle à Saint-Thomas pour s’établir sur une nouvelle ferme à Saint-Albert de Warwick dans le comté d’Arthabaska. Edmond a alors cinq ans.

Expatriés aux États-Unis

Cinq de ses frères aînés – Télesphore, Adélard, Louis, Georges et Alfred – doivent s’exiler aux États-Unis, vers 1885, afin de trouver du travail. Ils vont s’installer à Pawtucket et Central Falls, villes jumelles du Rhodes Island.

Les frères Fournier font partie du million de Franco-Américains qu’on dénombrera aux États-Unis vers le début du 20e siècle. Ils forment alors près de la moitié des travailleurs et travailleuses du textile et du vêtement en Nouvelle-Angleterre, alors que des familles entières allaient «weaver» (tisser) dans les filatures, les «facteries de coton». Pawtucket, qui a abrité la première usine de textile aux États-Unis, fut le berceau de l’industrialisation américaine.

Edmond a donc une ribambelle de frères et sœurs et ils s’écrivent beaucoup sur des cartes postales, parfois insérées dans des enveloppes. L’écriture est bien tassée car il faut en raconter le plus possible en peu d’espace et peu de mots. On y parle de la famille, bien sûr, mais aussi beaucoup du travail, de l’«ouvrage» comme ils disent, ce travail que plusieurs ont pu décrocher aux Etats-Unis tout proches.

Une «post card» des «États», parmi tant d’autres, arrive à Montréal en 1912 : «Un mot pour vous dire qu’on envoie Laura en promenade au Canada avec Octave. Elle part dimanche le 31 de ce mois. Si vous voulez avoir la bonté d’aller les chercher aux chars. Chacun un baiser. Votre frère et belle-sœur, Louis et Eugénie.» Les «chars», ce sont les «gros chars», c’est-à-dire les trains, alors que les «p’tits chars» sont les tramways de Montréal.

Louis, qui envoie ses enfants visiter la famille à Montréal, est un cheminot, préposé à l’entretien des voies de chemin de fer à Pawtucket, tout comme son frère Georges. Télesphore et Alfred travaillent dans les filatures. Adélard est épicier-boucher à Central Falls.

1, 05 $ par jour…

Georges écrit à son tour quelque temps après : «Cher frère et belle-sœur, vous ne pouvez vous imaginer la grande nouvelle que j’ai à vous apprendre. Samedi dernier, ma femme Olivine a fait l’achat de deux petites filles. Cela pourrait peut-être empêcher notre promenade au Canada, mais ne perdez pas espérance. S’il y a moyen, nous irons quand même.»

D’autres cartes arrivent au fil des mois et des années : d’Amabilis, une des sœurs d’Edmond restée à la campagne ; d’Alfred Martel, le beau-frère monté travailler dans une scierie à Macamic en Abitibi ; de la jeune nièce américaine Aurore Fournier partie trouver de l’ouvrage dans un atelier de vêtement à Leominster au Massachussetts.

Aurore écrit le 19 octobre 1914 : « Je suis bien contente d’être rendue par ici. Je travaille et j’aime bien ça. Je fais la même ouvrage qu’Héléna. Ça va faire trois semaines que je travaille. Astheure je fais 1,05 $ par jour et quelquefois 1,12 $ et on a de l’ouvrage en masse.» Elle écrit à nouveau un peu plus tard : «Chez nous sont tous bien. Je travaille toujours et j’aime bien mon ouvrage. Maintenant, je fais des chemises d’hommes. C’est une ouvrage propre.»

En août 1914, on reçoit à Montréal une carte postale signée par Omer Martel, jeune beau-frère d’Edmond qui est allé travailler aux récoltes dans les prairies de l’Ouest du Canada : «Je suis arrivé à Winnipeg. Je dois prendre le train demain à 9 heures pour Forget en Saskatchewan. Ça coûte 10,35$ pour aller là-bas. Si je trouve pas d’ouvrage là, je vas plus loin. Ça coûte une demi cenne du mille. Je vous assure que le voyage été bien long parce que j’ai pas eu d’associé pour monter.»

1914 est aussi l’année où meurt en octobre au début de la Grande Guerre le père d’Edmond, Jean-Baptiste Fournier, à l’âge de 81 ans, sur sa ferme à Saint-Albert de Warwick. La mère d’Edmond, Éléonore, le rejoindra bientôt en 1919, à 84 ans.

Un accident du travail

À Montréal, Edmond Fournier travaille toujours comme charpentier et menuisier. Parfois, il doit chômer. Parfois, il fait la grève.

Malheureusement, en 1915, il est victime d’un accident du travail. Il fait une chute de 55 pieds du haut d’un échafaudage, lors de la construction du noviciat des Frères des Écoles chrétiennes à Laval-des-Rapides. Il s’en tirera par miracle mais gardera un léger boitillement pour le reste de ses jours.

On évoque ce triste évènement dans une carte du Nouvel An postée de Central Falls à la fin de décembre : «Il y a une bonne secousse qu’on s’est vus. Edmond, espérons que la nouvelle année sera plus heureuse pour vous que celle qui vient de se terminer dans la malchance. Nous vous souhaitons une bonne santé et un prompt rétablissement». La carte est signée : «Adélard et son épouse Marie-Anne».

Les accidents et les maladies du travail sont le sort de tant de travailleurs, comme en témoigne cette carte postée de Warwick par la belle-sœur d’Edmond, Marie-Anna Martel : «Jean-Louis Bédard est mort, il va être enterré demain. Il est mort de consomption, comme ses trois sœurs. Celle qui reste vaut pas beaucoup mieux, elle diminue tranquillement.» La «consomption», c’est la tuberculose. Les Bédard travaillaient à la manufacture de la Warwick Overalls.

Marie-Anna termine sa carte en annonçant à sa sœur sa visite prochaine à Montréal : «Tâche de venir au devant de moi aux chars. S’il peut pas faire trop froid, je pars en chapeau d’été…»

« Venez travailler par ici »…

Edmond Fournier a recommencé à travailler et à chômer parfois. Le petit Donat va à l’école Plessis, rue Ontario. Le dimanche matin, après la messe à l’église Sacré-Cœur de Jésus, Edmond sort son grand cahier rouge où il a transcrit, d’une écriture appliquée, les paroles de belles chansons d’ici et de France. Il chante alors d’une bonne voix ses airs préférés. Dans la famille Fournier, on aime bien chanter.

Une des nombreuses cartes du Nouvel An 1916, timbrée à Pawtucket, est datée du 30 décembre. Elle vient de Louis, le cheminot, et de sa femme Eugénie qui écrit : «De ce temps-ci, il fait très froid. Il faut chauffer les deux poêles. Aussi, Louis a la bouteille à la main. Il vient de me donner un petit verre de chartreuse et je ne vois plus très clair. J’ai toutes les misères du monde à écrire.» Elle continue d’une écriture un brin tremblotante : «Ici tout le monde travaille, il y a beaucoup d’ouvrage. Venez travailler par ici si vous n’avez pas d’ouvrage. Chacun un bon bec du Jour de l’An.»

Séduits par ce chant des sirènes, des dizaines de milliers de Québécois – de Canadiens français, comme on les appelait alors – se sont expatriés dans les États américains de la Nouvelle-Angleterre pour y trouver du travail. Afin de gagner leur vie, ils ont dû choisir l’exil aux États-Unis, là où on les appela longtemps des Franco-Américains. Hélas, au fil des années, leurs enfants et leurs petits-enfants allaient finir par perdre leur langue et leur culture françaises et devenir, simplement, des Américains.

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Cette petite tranche de l’histoire de ma famille, c’est l’histoire bien ordinaire de dizaines de milliers de travailleurs et de travailleuses du Québec vers la fin du 19e siècle et au début du 20e en Amérique du Nord. Mais Edmond Fournier, c’est mon grand-père. Voilà pourquoi j’ai tant d’affection pour ce vieux charpentier et, à travers lui et sa famille, pour toute la classe ouvrière.

Edmond Fournier est décédé le 14 septembre 1946, à 69 ans. Son épouse Albertine l’avait précédé au début de la Crise, le 12 octobre 1929.

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* Louis Fournier a été directeur des communications de la FTQ (1994-2005). Il a écrit plusieurs ouvrages sur l’histoire du mouvement syndical, notamment une Histoire du mouvement ouvrier au Québec -150 ans de luttes, une biographie de Louis Laberge Le Syndicalisme c’est ma vie, une Histoire de la FTQ 1965-1992 et une histoire des débuts du Fonds de solidarité FTQ, Solidarité Inc.

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