CHAPITRE 2

Pourquoi en sommes-nous là?


Journée de réflexion sur les nouvelles droites

La montée des nouvelles droites un peu partout dans le monde s’explique par la combinaison de plusieurs facteurs. Il y a d’abord une demande de la part de personnes qui adhèrent à ce courant de pensée. Des partis politiques plus ou moins organisés sont aussi très actifs pour diffuser de telles idées dans l’espace public.

Mais en grattant sous la surface, on peut s’interroger à savoir si le vrai problème n’est pas celui des dérives du capitalisme qui génèrent des inégalités. Les conditions sont ainsi réunies pour pousser «une révolution culturelle» proposée par les nouvelles droites. Ce sont elles qui désormais s’indignent et s’érigent contre les élites pour proposer une grande transformation afin de donner de l’espoir à ceux et celles qui l’ont perdu.

La gauche s’est fait doubler!

La demande et l’offre pour les droites radicales

Les idées radicales et extrêmes ne sont pas nouvelles dans les sociétés occidentales. Elles ont toujours existé avec un degré plus ou moins important d’appui au sein de la population. À partir de données de sondage de l’Europe, le politicologue néerlandais Cas Mudde, montre que de nombreux citoyens et citoyennes adhèrent à certaines thèses comme le nativisme, l’autoritarisme et la lutte contre les élites corrompues. Cette «normalité pathologique» s’observe même chez les personnes syndiquées. Par exemple, en Allemagne, en 1998, 11 % d’entre elles pouvaient envisager voter pour des organisations d’extrême droite ou fascistes contre 7% qui ne l’étaient pas.

L’immigration et les personnes réfugiées

Des travaux montrent que les grandes métropoles cosmopolites telles que New York ou Londres, qui accueillent une bonne proportion de personnes immigrantes, sont moins réceptives aux discours qui font de ces personnes des boucs émissaires. À l’inverse, en Allemagne, le parti anti-immigration AfD trouve surtout son soutien dans l’Est du pays, où la diversité est moins présente.

Les flux migratoires expliquent parfois les tensions vécues en raison d’une concurrence perçue sur le marché de l’emploi ou dans l’accès aux services publics. Parmi ceux et celles qui votent pour l’extrême droite — autant en Suède, en Allemagne qu’en France — le malaise vis-à-vis de l’immigration provient de l’impression d’être laissé pour compte et d’une perception que les personnes immigrantes sont avantagées en comparaison à la population en général. Ce sentiment n’est pas intrinsèquement raciste, mais révèle une logique de compétition pour les ressources et une croyance de perte de contrôle.

Face à ces phénomènes, les partis d’extrême droite ou de droite radicale se positionnent souvent en porte-voix des oubliés. Le conflit de classe traditionnel se transforme en lutte entre les «vrais» citoyens et citoyennes et les personnes immigrantes. Ces dernières sont ciblées comme responsables des problèmes économiques (chômage, crise du logement) et culturels (déclin de la langue nationale).

Les nouvelles droites sont par ailleurs engagées dans une guerre culturelle. Celle-ci se caractérise par une volonté de redéfinir les normes sociales, de remettre en question les consensus établis et de promouvoir une vision du monde qui privilégie les identités nationales, culturelles ou religieuses exclusives. Les personnes adeptes de cette mouvance politique se présentent en gardiens et gardiennes des valeurs traditionnelles et de la civilisation. Du même coup, elles s’opposent aux wokesou au wokisme pour discréditer les perspectives progressistes ou inclusives. Elles attisent un sentiment de menace contre l’érosion des fondements culturels et sociaux de la société.

Les nouvelles droites s’appuient donc largement sur des sentiments de peur et d’anxiété déjà présents au sein de la population. Mais au fond, d’où provient ce malaise vécu par bien des personnes depuis plusieurs décennies?

À écouter

L’épisode Le caddie et l’inflation du balado Les Pieds sur terre (de 12:22 à 15:02 )

L’origine du mal : le néolibéralisme?

Le néolibéralisme s’est répandu à l’échelle mondiale sans que les gouvernements se préoccupent de ses effets délétères sur les populations. Il a mené à la désindustrialisation, au chômage et à la stagnation des salaires. Il s’en est suivi une montée de l’insécurité, des inégalités et de la précarité. Pour les nouvelles droites, c’est l’occasion rêvée de tendre la main aux «perdants» de ce système économique qui a atteint un stade cancérigène.

Le retour de la marchandisation des travailleurs et travailleuses?

En 1944, la déclaration de Philadelphie de l’OIT énonce le principe suivant : le travail n’est pas une marchandise. C’est d’ailleurs dans cette période que plusieurs lois sont adoptées en Amérique du Nord pour donner aux travailleurs et travailleuses un meilleur accès à la syndicalisation et à la négociation collective. Des gains importants sont alors réalisés pour améliorer la qualité de vie des personnes salariées et réduire les inégalités au Canada. Mais depuis l’avènement du néolibéralisme dans les années 1980, des reculs majeurs ont été observés. L’État-providence s’est érodé, le filet de sécurité sociale s’est détérioré ainsi que les services publics et l’accès au logement abordable.

Les syndicats ont aussi été l’objet d’attaques répétées des gouvernements de droite au cours des dernières décennies. D’ailleurs, entre 1985 et 2017, parmi les pays de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), la présence syndicale est passée de 32,1 % à 15,8 %. Il est ironique qu’un rapport du Fonds monétaire international (FMI), fier promoteur de la mondialisation néolibérale, reconnaisse que « la présence syndicale participe à la promotion de politiques sociales redistributives et contribue à réduire les inégalités salariales».

La recherche de flexibilité imposée par le néolibéralisme est aussi à l’origine d’un accroissement de la marchandisation des travailleurs et travailleuses. Leur temps et leur salaire sont de plus en plus dictés par les impératifs patronaux. D’un côté, la flexibilité numérique justifie l’utilisation des personnes à la demande (agences de placement, plateformes…) et de l’autre, la flexibilité salariale régule les revenus en fonction des conditions du marché.  Cette tendance est exemplifiée par les entreprises comme Uber ou Deliveroo.

Le déploiement de l’automatisation et de l’intelligence artificielle risque sans aucun doute de déstabiliser encore davantage le marché du travail et la situation des personnes en emploi dont les métiers seront soit abolis ou fondamentalement modifiés. La classe des « perdants » ne pourra que grossir en l’absence de mesures pour assurer une transition équitable.

Des solidarités en friche

Les inégalités ont des effets tant sur le plan économique (réduction de la croissance, des investissements et de l’innovation) que social (dégradation de la santé de la population et accroissement des crimes violents). Ensemble, la pauvreté, les inégalités, l’isolement, la culture de la compétition et de la performance ont des impacts réels sur la santé mentale des personnes qui vivent du ressentiment, de la méfiance et de la vulnérabilité. Il en résulte un effritement des collectivités et de la solidarité sociale.

Les «1%» prennent (presque) tout

«Dans la préface du rapport, le Secrétaire général de l’ONU, António Guterres, note que ‘’les disparités de revenus et le manque d’opportunités créent un cercle vicieux d’inégalités, de frustration et de mécontentement entre les générations’’. Les difficultés économiques, les inégalités et la précarité de l’emploi ont conduit à des manifestations de grande ampleur à la fois dans des pays développés et dans des pays en développement, ajoute-t-il. L’étude montre que les 1% les plus riches sont les grands gagnants d’une économie mondiale en mutation. Ils ont augmenté leur part de revenu entre 1990 et 2015, tandis qu’à l’autre extrémité de l’échelle, les 40% les plus pauvres gagnaient moins d’un quart des revenus dans tous les pays étudiés. L’une des conséquences des inégalités au sein des sociétés, note le rapport, est le ralentissement de la croissance économique. Dans des sociétés inégales, avec de grandes disparités dans des domaines tels que les soins de santé et l’éducation, les gens sont plus susceptibles de rester pris au piège de la pauvreté, sur plusieurs générations.»

Source : Nations Unies, La hausse des inégalités affecte plus des deux tiers de la planète, 2020

En 2011, Guy Standing parlait des travailleurs et travailleuses précaires comme une nouvelle classe dangereuse, car la détresse et l’insécurité mènent au désengagement citoyen et à la colère. Or, une population indignée, exaspérée, peut être imprévisible et disposée à soutenir une politique de haine5. En 2021, il constate que la situation a peu changé. Elle s’est même détériorée avec les avancées des droites radicales dans plusieurs pays européens. Des personnes qui font partie de cette classe des précaires craignent de perdre le peu qu’elles ont. Elles se radicalisent faute de trouver une alternative plus prometteuse. Ces personnes sont si anxieuses et inquiètes qu’elles sont séduites par des idées populistes et autoritaires ciblant ceux et celles qui sont présentés comme une menace (les personnes immigrantes notamment)6. Ceci n’a rien de nouveau, car historiquement, les moments marqués par une forte mondialisation sont aussi associés à une montée du populisme sous toutes ses formes, de droite et de gauche. Les partis politiques traditionnels doivent proposer un programme progressiste pour combattre l’insécurité économique. Autrement, une proportion de plus en plus importante de travailleurs et travailleuses précaires risque de se tourner vers des groupes plus radicaux, voire extrémistes.

Un capitalisme de copinage

Le néolibéralisme a fait perdre à la population son pouvoir d’influence sur son environnement socioéconomique. Il a affaibli les systèmes démocratiques alors que les décisions importantes sont contrôlées par une classe politique et technocrate7.

Le capitalisme est le racket légitime organisé par la classe dominante.

– Al Capone, criminel, gangster, homme d’affaires, hors-la-loi (1899-1947)

Naomi Klein parle d’une ère de capitalisme de copinage («crony capitalism») qui réfère à un système où la classe politique remet au secteur privé la richesse publique en échange de son soutien. Les nouvelles droites se nourrissent de cet anti-corporatisme8. Quant aux partis de gauche, ils n’ont pas su développer un contre-discours convainquant. Ils ont trop souvent embrassé eux-mêmes le néolibéralisme sans avoir réussi à lutter efficacement contre les inégalités et la précarité.

Un capitalisme financier bien à l’abri

Le néolibéralisme des dernières décennies se distingue aussi par la financiarisation de l’économie. Celle-ci a contribué à invisibiliser le pouvoir, donnant l’impression qu’il n’y a plus d’adversaire à combattre. Pourtant, s’il est moins apparent, il n’est pas pour autant absent. Il est plutôt intouchable. Cette évolution peut expliquer, en partie, pourquoi les banques mondiales et le monde de la finance ne sont pas devenus des cibles du mécontentement populaire.

Il y a certes eu le mouvement Occupy Wall Street qui a dénoncé les abus du capitalisme peu après la crise financière de 2008. Il a cependant été fortement réprimé par la police dans plusieurs endroits9. Et bien qu’il ait éveillé des consciences, il n’a pas débouché sur des coalitions plus larges pour initier une véritable réforme du système économique. Au contraire, il semble que les crises financières fassent augmenter la part des votes pour les partis d’extrême droite d’environ 4 points de pourcentage, avec des résultats statistiquement plus forts depuis la Seconde Guerre mondiale.

Un terrain propice pour la droite radicale normalisée

L’agonie de la social-démocratie, la perte de pouvoir économique et politique des citoyens et citoyennes et leur désenchantement à l’égard de la politique traditionnelle a légitimé le discours des nouvelles droites qui se disent anti-établissement10. En proposant une alternative pour défendre les plus vulnérables, elles arrivent à se rapprocher d’une part des personnes qui adhèrent à des idéologies radicales et extrêmes et d’autre part de celles qui sont tout simplement victimes du système.

On observe ainsi un réalignement des organisations politiques traditionnelles vers les enjeux sociaux portés par la droite radicale comme l’immigration, le crime et le terrorisme. Par exemple, au Royaume-Uni, le Parti conservateur a adopté une série de mesures prévoyant resserrer les normes en immigration, dont l’interdiction pour les personnes migrantes entrées illégalement, de demander l’asile. Cette pratique est jugée contraire au droit international selon l’Organisation des nations unies (ONU). De son côté, le Parti travailliste s’est focalisé sur le thème du crime en tenant un discours qui cible les contrebandiers et la mise en place d’une nouvelle unité de police transfrontalière.

Ce virage a en quelque sorte normalisé le discours des nouvelles droites, ce qui a permis à certaines organisations de faire des percées sur la scène électorale. Des pays comme la Belgique, la Suède, l’Espagne et l’Allemagne se sont historiquement appuyés sur des ententes entre les partis politiques traditionnels pour empêcher toute alliance avec ceux issus de la droite radicale pour former un gouvernement. C’est ce que l’on appelle le «cordon sanitaire». Celui-ci semble toutefois s’effriter à plusieurs endroits (ex. : Suède).

Les partis des nouvelles droites ont également réussi à transformer leur image, à la normaliser et lui donner une apparence plus modérée. Un exemple éloquent de cette conversion est la stratégie de «dédiabolisation» du parti d’extrême droite de Marine Le Pen en France. Elle a coupé les ponts avec les éléments plus extrémistes et elle a modifié le nom de son parti (Front national pour Rassemblement national) qui avait été fondé par son père dont les propos étaient plus radicaux. En dépit de ces stratégies d’adoucissement, les programmes politiques des nouvelles droites radicales demeurent généralement inchangés.

Pourquoi la gauche ne profite-t-elle pas de ces crises?

Dans un contexte d’échec du capitalisme, pourquoi n’est-ce pas la gauche, voire l’extrême gauche qui tire avantage de la situation, mais plutôt l’extrême droite?

Tout d’abord, la gauche s’est assagie, a perdu son caractère contestataire et son «optimisme conquérant». Elle est devenue une force défensive. Il faut aussi comprendre que le vote pour les partis des nouvelles droites n’est pas un geste de désespoir. Plusieurs y voient la possibilité d’un changement qui leur sera bénéfique. Enfin, lorsque les inégalités s’accélèrent, les partis qui représentent les riches sont plus enclins à adopter des stratégies politiques identitaires et culturelles (le mariage gai, les droits des femmes…). C’est une façon de déguiser, sous le parapluie du «bien commun», des programmes qui sont favorables à la classe des mieux nantis.

Les nouvelles droites : une véritable solution aux problèmes du néolibéralisme?

Les nouvelles droites sont-elles véritablement la solution aux problèmes générés par le néolibéralisme? Rien n’est moins sûr! Plusieurs adhérents à ces nouvelles droites ont critiqué le système capitaliste dans sa forme actuelle uniquement sur des points très précis sans trop s’éloigner de son orthodoxie, en particulier concernant les droits de propriété et le contrôle de l’économie. Ce à quoi ils s’opposent avant tout, c’est à une élite locale ou étrangère qui, disent-ils, se superpose aux volontés nationales. Mais pour les perdants du capitalisme, ces attaques peuvent représenter une vision antisystème qui offre une réponse à la misère vécue. Plus inquiétant, c’est l’idée qu’une plus grande égalité sociale pour les personnes immigrantes et les groupes marginalisés soit la cause de la détérioration des conditions matérielles des citoyens et citoyennes d’une nation. L’exclusion est la solution proposée par les droites radicales et extrêmes à une perte de pouvoir de la population.

À une époque de désillusion, l’extrême droite alimente des fausses promesses d’une social-démocratie réformée (…). Comme plusieurs progressistes ont perdu l’espoir dans le progrès, les instincts punitifs de l’extrême droite deviennent plus attrayants pour un électorat désorienté et insatisfait.

– (traduction libre)

C’est ainsi que la lutte des classes s’est mutée en guerre culturelle11.

La pandémie comme catalyseur de la fracture sociale

La pandémie de COVID-19 a sans aucun doute exacerbé les tensions dans nos sociétés. La peur et l’incertitude générées par la situation ont alimenté la méfiance à l’endroit des personnes immigrantes, ainsi que les politiques de frontières ouvertes. Les restrictions sanitaires et la vaccination obligatoire, dans certains milieux, ont aussi été perçues comme une atteinte majeure aux libertés individuelles. Les impacts économiques de cette crise de santé publique ont de même aggravé les inégalités et l’insécurité. Quant aux mesures de confinement, elles ont contribué à l’isolement et la fragmentation sociale. En réaction, des personnes se sont tournées vers des communautés en ligne où l’accès à des contenus populistes et extrémistes de tout genre était facilité.

Dans ce contexte d’urgence où les débats de fond ont souvent été écourtés, les nouvelles droites y ont vu l’occasion de se positionner pour défendre les libertés individuelles contre le contrôle gouvernemental. Le Convoi de la liberté à Ottawa, en janvier 2022, incarnait cette contestation alors que des manifestants et manifestantes protestaient contre plusieurs mesures imposées par les autorités au pouvoir. Parallèlement, la montée des théories du complot autour de la COVID-19 a renforcé la méfiance envers les institutions, un sentiment largement encouragé par certains mouvements politiques.

La pandémie de COVID-19 n’a donc pas été seulement une crise sanitaire mondiale; elle a aussi agi comme un amplificateur des divisions sociales et politiques.