CHAPITRE 5

Passer à l’action


Journée de réflexion sur les nouvelles droites

Comment faire face à la montée des nouvelles droites? On peut se pincer le nez et espérer que ça passe. Le danger est de se retrouver dans la même situation qu’aux États-Unis où, selon certains, les syndicats sont mal outillés pour constituer un contrepoids à la progression de l’extrême droite et du fascisme. Il faut donc agir plus tôt que tard.

Il faut donc agir plus tôt que tard. En 2021, la Confédération européenne des syndicats (CES) a par exemple adopté une feuille de route comprenant 15 actions à mettre en œuvre. Il n’existe pas de solution unique et les organisations syndicales devront choisir les mieux adaptées à leur contexte. Quelques bonnes pratiques plus généralisables méritent cependant d’être présentées pour inspirer les différents acteurs préoccupés par le phénomène.

Sur le plan des idées : s’engager dans la «guerre culturelle»

Réaffirmer nos valeurs syndicales

En tant que centrale, la FTQ a la responsabilité de se porter à la défense de la démocratie à tous les niveaux de la société et de combattre les nouvelles droites qui cherchent à affaiblir le pouvoir des travailleurs et des travailleuses. Elle doit accompagner et soutenir ses syndicats affiliés ainsi que ses conseils régionaux dans cette lutte. Cela implique d’avoir des positions claires, de les faire connaître auprès des membres et du public et de dénoncer lorsqu’elles sont attaquées, comme le fait la CFDT avec la démocratie.

Aussi, il apparaît essentiel de souligner (et de répéter) que les valeurs de la FTQ sont aux antipodes de celles des nouvelles droites. Ses Statuts, en particulier à son article 4, reflètent cette opposition en détaillant les fins et les moyens de la centrale. Certains sont plus pertinents pour notre propos. Les voici :

b) défendre les principes du syndicalisme libre;

d) combattre toute forme de discrimination pour des raisons de race, de couleur, de sexe, de grossesse, d’orientation sexuelle, de l’identité ou de l’expression de genre, d’état civil, d’âge sauf dans les mesures prévues par la loi, de religion, de convictions politiques, de langue, d’origine ethnique ou nationale, de condition sociale, ou de handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap;

f) travailler à instaurer au Québec un régime de justice sociale, de dignité de l’individu et de liberté démocratique;

i) défendre la liberté de l’information et encourager la presse syndicale de même que tout autre moyen d’assurer l’information des travailleurs et travailleuses;

Défendre le syndicalisme, combattre les discriminations, promouvoir la démocratie et assurer la liberté d’information : voilà des principes inscrits au cœur des statuts de la FTQ depuis des décennies, et même depuis sa création. La lutte aux idées toxiques ne constitue donc pas une activité périphérique, mais fait partie de son core business. Malheureusement, les statuts de la centrale, ses valeurs et sa raison d’être sont souvent peu connus des membres. Il y aurait lieu de mieux les communiquer. C’est la première étape pour positionner la FTQ, sans équivoque, contre le projet politique des nouvelles droites.

Un retour dans le passé montre également que la FTQ se préoccupait de certains courants politiques. Dans les premiers statuts de la centrale, de ses débuts en 1957 jusqu’à l’imposante réforme statutaire de 1965, on pouvait y lire qu’elle se donnait comme fins et buts de :

…protéger le mouvement syndical contre toute influence corruptrice et toute tentative de saper son action de la part d’organisations communistes, fascistes ou autres organisations totalitaires dont la philosophie et les moyens d’action sont contraires à l’exercice de la démocratie et du syndicalisme libre.

– FTQ, Modifications aux statuts, 10e Congrès, 1967, p.1 (article 2, section 1, paragraphe 9). 

Pourquoi cette section des statuts a-t-elle été retirée? Il faudrait fouiller dans les archives pour en avoir le cœur net, mais on peut penser qu’elle était tombée en désuétude considérant l’affaiblissement des forces fascistes après la Deuxième Guerre mondiale et d’un anticommunisme moins virulent dans les années 1960 avec la fin du maccarthysme et du duplessisme. Dans le contexte actuel, serait-il pertinent de réintégrer de telles dispositions (avec les adaptations qui s’imposent) pour lutter contre la montée des nouvelles droites? La question mérite d’être soulevée.

Être présents sur toutes les tribunes

Les leaders syndicaux doivent exprimer clairement leur opposition face à la montée des nouvelles droites et participer activement à la lutte contre l’extrême droite. Cet engagement envoie un signal d’appui fort pour les militants et les militantes. Le mouvement syndical a toujours été à la pointe du combat. C’est une question de survie! À la CFDT, l’ancien secrétaire général, Laurent Berger a répété inlassablement que son organisation allait toujours se battre contre l’extrême droite. Il en est de même de la CGT et de son ex-dirigeant, Philippe Martinez. Sans compromis, sans ambiguïté! Au Canada, plus récemment, la présidente du Congrès du travail du Canada (CTC), Bea Bruske, a démenti les propos du chef conservateur Pierre Poilievre qui se dit l’allié des travailleurs et travailleuses. En début d’année, la présidente de la FTQ, Magali Picard, s’est aussi positionnée en affirmant que les valeurs de ce dernier étaient loin de celles de la centrale

Décrypter les nouvelles droites

Les nouvelles droites se présentent souvent comme les grands défenseurs des travailleurs et travailleuses et du « monde ordinaire ». La montée de l’insécurité et de la précarité est en soi une opportunité pour les groupes et les partis politiques qui s’inscrivent dans ce courant. Ils peuvent facilement pointer du doigt l’échec des institutions et de l’establishment à protéger les plus vulnérables. Certains partis vont même proposer des mesures pour charmer la classe ouvrière et donner un vernis social à leur programme. Une tromperie, un écran de fumée, pour usurper le rôle et les fonctions des syndicats. D’où l’importance de démasquer les messages manipulatoires de cette mouvance politique. La FTQ et ses affiliés doivent être alertes pour débusquer les discours radicaux qui sont aujourd’hui très lissés. Il est rare de lire ou d’entendre un parti politique revendiquer ouvertement l’abolition des organisations syndicales ou le renvoi des personnes immigrantes « chez elles ». Il est important d’analyser l’argumentaire, fouiller les propositions, et surtout surveiller leurs actions. Les tenants des nouvelles droites qui cherchent à obtenir du pouvoir et de l’influence adoptent des stratégies truffées de subtilités pour gagner le vote populaire. Par exemple, le parti d’extrême droite belge Vlaams Belang promet des « mesures sociales » qui peuvent séduire en apparence, mais qui se traduisent par des pertes pour les travailleurs et travailleuses, en particulier les plus vulnérables.

Il faut ainsi décoder le message des droites radicales et extrêmes lorsqu’elles parlent d’enjeux sociaux et du travail. Quand discutent-elles du déséquilibre de pouvoir entre les employeurs et les travailleurs et travailleuses? De la nécessité de taxer les ultrariches, d’investir dans les services publics? Poser la question, c’est y répondre.

L’extrême droite a une profonde aversion envers les syndicats et les représentant·es des travailleur·euses et propose des amendements pour augmenter le nombre de salarié·es à partir duquel des obligations (représentation du personnel, informations…) sont imposées à l’employeur. Il ne manquerait plus que la main-d’œuvre bon marché puisse être représentée et se défendre. Ainsi les députés RN ont proposé un amendement visant à interdire la présence d’étrangers au sein des Instances Représentative du Personnel (IRP) et pour limiter le droit de vote des travailleurs précaires aux élections professionnelles. Leur modèle reste le corporatisme historique et ils ne manquent pas une occasion pour critiquer les mouvements de grève et cognent régulièrement sur notre organisation syndicale.

– Extrait du document de la CGT : 10 points sur lesquels l’extrême droite relève de l’imposture sociale

S’engager dans la bataille des idées

Les syndicats sont parfois perçus comme de grosses machines intégrées au système et déconnectés des préoccupations des gens ordinaires même si leurs revendications ont le potentiel d’améliorer concrètement les conditions de vie et de travail de ces derniers. Force est de constater que le mouvement syndical a du retard à rattraper face aux nouvelles droites qui ont repris l’offensive sur le mode de la révolte ou de la rébellion . Pour les combattre, la FTQ doit gagner la bataille des idées. Il ne s’agit donc pas de diaboliser le discours de l’opposant ou de moraliser sans rien proposer. Cela serait contre-productif. Il faut promouvoir une vision qui parle aux gens, qui propose des solutions aux situations qu’ils vivent.

Les syndicats doivent donc reprendre le contrôle du débat selon leurs propres termes. Nous n’avons rien à gagner à emprunter les thèmes des nouvelles droites ou à tenter de les accommoder. Au contraire, il apparaît nécessaire de soutenir et défendre des mesures progressistes et inclusives qui combattent les inégalités et la précarité. Le projet de société de la FTQ doit faire rêver davantage et susciter la mobilisation. Les syndicats doivent ainsi proposer des alternatives et les pousser sans relâche dans l’arène politique. Par exemple, l’universalité est un principe plus capital que jamais qui peut renverser les injustices grandissantes et l’insécurité économique, tout comme l’importance d’assurer à chaque personne un emploi décent. Même si des revendications syndicales datent de plusieurs décennies, elles sont plus que jamais pertinentes.

Cela dit, nous ne pouvons gagner cette bataille des idées sans une brillante stratégie de communication, un domaine où les nouvelles droites excellent. Il faut donc développer des messages qui rassemblent et mobilisent, et repositionner les revendications syndicales pour intéresser davantage tous les travailleurs et les travailleuses. Il faut être particulièrement actif en période électorale pour influencer l’opinion publique en plaçant les thèmes syndicaux et nos solutions aux problèmes économiques au cœur des débats.

Dans les milieux de travail : réduire l’influence des droites

D’après nos entretiens avec plusieurs syndicalistes, on peut affirmer que les nouvelles droites ne constituent pas une menace sérieuse à l’action syndicale présentement. Il s’agit là d’une bonne nouvelle, mais attention ! Cela ne signifie pas l’absence de problèmes ou que ceux-ci ne puissent pas éventuellement prendre de l’ampleur. Tout en parlant de phénomènes marginaux, ponctuels, on note de plus en plus de commentaires d’intolérance ou de « blagues » sur des thèmes comme l’identité de genre, la religion, la nationalité et les travailleuses et les travailleurs étrangers temporaires. Une stratégie en deux volets peut constituer un bon point de départ. D’abord, il faut écouter, dialoguer, mais sans moraliser. Ensuite, il peut être nécessaire de mettre des limites si certains propos ou gestes risquent de briser la solidarité.

Faire preuve d’ouverture

On peut retrouver dans les syndicats des personnes qui s’associent aux nouvelles droites pour signifier leur mécontentement ou pour protester contre les partis dominants et les institutions. Elles sont souvent animées par des considérations économiques et un sentiment d’insécurité. Syndicalement, nous avons un devoir d’aller à la rencontre de ces membres, de les écouter et d’ouvrir un dialogue.

Écouter et dialoguer sans moraliser

Selon des experts et des expertes, si des personnes sont attirées par les nouvelles droites c’est qu’elles ont été délaissées et ne se sentent pas écoutées par la gauche. En Allemagne, le syndicat IG Metall explique la montée de ZA (Zentrum Automobil, un groupe implanté dans les conseils du travail avec une orientation de droite radicale) par une absence de présence quotidienne de ses représentants et représentantes dans les milieux de travail, une déconnexion avec la base, des relations sous-développées, et une trop grande proximité avec l’employeur . Autrement dit, le bon vieux syndicalisme de terrain s’impose plus que jamais.

L’adhésion à des idées des nouvelles droites peut ainsi témoigner d’une déconnexion ou d’un désenchantement à l’égard des syndicats et des valeurs qu’ils défendent. Maintenir un bon contact avec les membres est une condition essentielle pour ne pas avoir l’air distant ou trop institutionnalisé. Écouter et questionner permet aussi de mieux comprendre les positions prises par les travailleurs et travailleuses.

Pourquoi aller à la rencontre de l’autre?

[…] aller à la rencontre des gens dans une posture d’écoute permet de dépasser les a priori et d’obtenir une vision plus subtile de leur vie quotidienne. Une telle approche offre l’occasion de se mettre à leur place, ne serait-ce qu’un instant, et de considérer leurs problèmes, mais aussi leurs espoirs, avec leurs propres yeux.

– Johannes HILJE, Les oubliés. Entretiens sur les terres où prospère le vote extrême, Das Progressive Zentrum, 2022

Faire la morale en diabolisant les nouvelles droites, chercher à dicter le vote ou condamner des individus pour leurs croyances sont des stratégies vouées à l’échec et une invitation à fuir l’organisation syndicale. Dialoguer avec respect est de loin préférable. Et surtout, il faut faire confiance à l’intelligence des travailleurs et travailleuses. Ouvrir la discussion, c’est aussi une occasion pour rappeler les positions et les valeurs du syndicat comme l’équité, la lutte à la discrimination et la solidarité. Convaincre est toujours plus payant que d’ignorer, rejeter ou penser que l’autre a tout faux. Cela dit, on peut rester ferme sur les principes fondamentaux. Comme nous rappelle une personne experte sur la question : «Il faut donc maintenir le lien, mais sans trop concéder sinon on abdique devant le discours de l’autre».

Ainsi, en présence d’une personne qui partage des idées associées à la droite radicale sans qu’elle soit une adepte de tels mouvements, il est recommandé d’aller à sa rencontre pour lui poser des questions, lui demander de motiver ses convictions et expliquer celles du syndicat. On peut par ailleurs l’enjoindre à ne pas imposer ses opinions à ses collègues et à rester respectueuse des autres travailleurs et travailleuses.

Former pour mieux échanger

L’éducation syndicale est évidemment incontournable pour combattre les nouvelles droites. Elle fournit un lieu pour écouter les membres, dialoguer et partager des idées. La création d’espaces de discussion animés par les pairs, principale approche pédagogique du service de l’éducation de la FTQ, est à privilégier selon plusieurs. Quand cela vient du groupe, l’impact est toujours plus fort.

Le contenu des formations doit permettre d’ouvrir le dialogue sur des enjeux politiques, sociaux et citoyens qui impactent le quotidien des travailleurs et travailleuses (logement, racisme, identité de genre…). Des trousses préparées par la FTQ, comme celle sur le racisme, peuvent être utiles à cette fin. Son service d’éducation offre aussi une formation sur l’action politique qui vise à outiller les militants et les militantes pour agir comme agents multiplicateurs dans leur milieu en mettant en valeur le projet de société de la FTQ.

À la CGT (France), l’éducation interne a été priorisée pour sensibiliser les travailleurs et travailleuses sur la montée des nouvelles droites . Des journées de formation ont été déployées dans toutes les régions pour outiller les militants et militantes sur des sujets comme l’antiracisme et l’antagonisme avec les valeurs et les programmes du Rassemblement national. Des fiches pratiques ont aussi été produites sur ces thématiques. Le groupe Vigilance et initiatives syndicales antifascistes (VISA) qui rassemble des syndicats français dans la lutte contre l’extrême droite propose également plusieurs formations pour contrer la diffusion de telles idées.

Soutenir par l’exercice d’un leadership collectif

Dans la lutte contre les nouvelles droites, il faut aussi penser au soutien à apporter aux personnes déléguées, conseillères ou élues. Il faut les outiller par la formation, mais aussi les accompagner dans leur rôle de paratonnerre et de gardiens et gardiennes des valeurs syndicales. Une approche à encourager est l’autorégulation et l’exercice d’un leadership collectif. Autrement dit, lorsqu’un membre tient des propos ou pose des gestes blessants ou méprisants envers un autre, il est recadré par le groupe. On évite ainsi de faire porter à quelques individus toute la charge de préserver l’harmonie et le respect au sein du syndicat.

Mettre des limites claires pour protéger les membres et le syndicat

Comme mentionné antérieurement, la majorité des membres qui adhèrent à certaines propositions des nouvelles droites le font en raison de préoccupations légitimes sur l’économie ou l’emploi, par exemple. Mais une faible minorité d’entre eux soutient ces groupes par idéologie et par conviction profonde. Engager un dialogue apparaît alors non seulement impossible, mais contre-productif. Certains intervenants nous ont même rapporté des cas de conversions radicales où un délégué ayant un bon potentiel de militance s’est rallié aux idées de droite radicale, notamment contre les mondialistes et l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Les syndicats doivent donc se préparer à de telles situations afin de protéger leurs membres et leur organisation.

Se démarquer des nouvelles droites

Une stratégie employée par la grande majorité des syndicats consiste à se démarquer des idées et des pratiques des nouvelles droites. Il ne faut pas hésiter à rappeler et mettre les limites qui s’imposent en s’appuyant sur les valeurs, les statuts et règlements du syndicat. Les organisations syndicales ont un devoir, celui de combattre un mouvement politique qui menace son projet de société et son existence. Il importe de faire preuve de courage, être franc et transparent pour indiquer clairement que les discours et les revendications des droites radicales et extrêmes ne seront jamais les bienvenus. Il faut par ailleurs accepter que l’on ne puisse faire adhérer tout le monde aux valeurs syndicales.

Un chercheur à qui nous avons parlé a observé que des directions syndicales, dans certains milieux de travail, ont tendance à se taire et reculer lorsque confrontées à des attaques de personnes adhérant à des mouvements de droite radicale. Elles craignent la réaction des membres, l’isolement ou la critique. En réalité, plusieurs responsables syndicaux peuvent se sentir désemparés, et pour cause. Pour la cohorte de syndicalistes des 20-30 dernières années, le phénomène est relativement récent. Ces personnes ont été formées pour défendre les travailleurs et travailleuses face aux employeurs et non pour gérer les charges, parfois internes, provenant des nouvelles droites. Mais le contexte a changé et de nouveaux réflexes doivent être développés.

L’adoption d’un positionnement sans équivoque par des syndicalistes, autant élus que conseillers, a un impact positif. On nous a rapporté que les membres ayant des idées très à droite ne se sentaient pas à l’aise de partager leurs convictions aux responsables syndicaux qui affirmaient haut et fort les valeurs du syndicat. Dans nos entretiens avec des organisations hors Québec, on mentionne également qu’une telle posture rend le syndicat beaucoup moins attrayant et hospitalier pour les personnes qui soutiennent idéologiquement les nouvelles droites. Elles sont donc moins susceptibles d’occuper des fonctions officielles au sein de l’organisation. Ainsi, mettre des balises claires fait partie des stratégies pouvant être adoptées afin de protéger les milieux de travail, les syndicats et la solidarité.

Limiter la propagation des idées toxiques

Les idées des nouvelles droites doivent être perçues comme des contaminants qui constituent un risque à la santé et la sécurité des travailleurs et des travailleuses ainsi que des personnes élues et conseillères des organisations syndicales. Pour le moment, les idées toxiques des nouvelles droites ne semblent pas constituer un risque majeur, bien que leurs impacts puissent être très négatifs. Il faut rappeler que certains groupes sont plus vulnérables, car directement visés par les discours de ces droites, par exemple, les personnes racisées, issues de l’immigration ou appartenant à des minorités sexuelles. Et comme il faut éliminer les risques à la source, les syndicats doivent jouer un rôle actif pour limiter la propagation des nouvelles droites dans les milieux de travail. Tout en maintenant la stratégie d’ouverture décrite plus haut, il faut aussi intervenir rapidement en présence de comportements ou de propos inappropriés. En gestion de conflit, l’évitement peut permettre de gagner du temps, mais il ne règle pas le différend et contribue à détériorer les relations.

De manière générale, les membres adhérant à des idéologies extrêmes participent peu aux activités syndicales car ceux-ci ne font pas confiance aux institutions, incluant les syndicats. Ils sont donc plutôt en retrait. Face à ces individus très antisyndicaux et radicalisés, des responsables syndicaux nous ont mentionné qu’ils gardaient leurs distances tout en continuant de tendre la main. Cependant, certaines personnes radicalisées peuvent exercer une influence sur le reste de l’unité. Dans ce dernier cas, il importe d’intervenir pour corriger des propos erronés ou discriminatoires envers d’autres membres. Plusieurs actions sont alors possibles en fonction de la gravité des gestes et de leur fréquence : rappeler les valeurs de l’organisation, clarifier le rôle du syndicat, demander que de tels propos cessent, exercer un leadership collectif comme décrit plus haut ou déposer un grief à l’employeur (voir ci-bas).

Les syndicats peuvent aussi assurer un rôle de vigie en surveillant les communications verbales ou écrites qui circulent sur les lieux de travail. Si elles outrepassent la liberté d’expression et qu’elles renvoient à des idées racistes, sexistes ou autres qui heurtent les valeurs du syndicat, ils peuvent faire cesser leur diffusion. Les syndicats peuvent également s’appuyer sur les politiques des employeurs concernant l’affichage et la distribution de contenus. C’est toutefois principalement sur les réseaux sociaux que se manifestent les idées toxiques des nouvelles droites. Dans certains syndicats, des conseillers et des conseillères modèrent les commentaires sur leurs pages (Facebook, Instagram, etc.). Dans certains cas, on participe activement sur les pages du syndicat pour éliminer tout propos problématique et on évite d’engager des discussions stériles avec des individus irrespectueux. Autrement dit, ne nourrissez pas les trolls! Dans d’autres, on laisse libre cours aux débats et on agit lorsque des affirmations inadmissibles sont publiées en avisant la personne en message privé qu’elle peut commenter, mais dans un langage acceptable. Si cela se poursuit, elle est bannie de l’espace virtuel. « Il faut montrer que l’on n’est pas intimidé », nous a-t-on expliqué. Certains syndicats vont aussi cibler les membres qui tiennent des propos inacceptables pour intervenir directement auprès d’eux ou d’elles afin de faire cesser de tels comportements.

Faire pression sur l’employeur

Plusieurs syndicats nous ont confié avoir forcé l’employeur à prendre ses responsabilités pour assurer un milieu de travail sain et exempt de harcèlement en vertu de la Loi sur les normes du travail. Comme organisation syndicale, on peut veiller à ce qu’il adopte et mette en œuvre les meilleures politiques et pratiques en la matière. Si un gestionnaire ou un travailleur ou une travailleuse harcèle un membre de l’unité d’accréditation en tenant des propos racistes, sexistes ou autre, il faut agir. Certains représentants syndicaux vont en discuter avec l’employeur et en cas d’inaction de sa part, un grief est déposé contre ce dernier pour faire cesser ces comportements. Il est du rôle du syndicat d’intervenir rapidement dans de telles situations même si cela implique parfois de gérer des conflits entre deux personnes salariées.

Mise en situation

Vous êtes président, présidente, de votre section locale. Un de vos membres vient de recevoir une sanction disciplinaire de l’employeur en conformité avec la convention collective. On lui reproche d’avoir tenu des propos transphobes auprès d’un client. Il y a des témoins crédibles de l’événement, des personnes salariées de votre unité. Que faites-vous? Faites-vous un grief pour représenter cette personne parce que vous croyez que c’est votre rôle comme syndicat, même si vous pensez, voire espérez, le perdre? Ou, vous jugez que ces comportements ne peuvent être défendus d’aucune manière car ils vont à l’encontre des politiques de harcèlement et des valeurs de votre syndicat?

En dernier recours : l’expulsion peut être envisagée

Les syndicats disposent de leurs propres règles et façons de faire pour gérer les propos ou gestes désobligeants ou de nature discriminatoire. Mais quoi faire lorsque des personnes élues, conseillères ou déléguées militent activement pour des partis politiques de droite radicale ou d’extrême droite? Comment réagir quand un membre s’engage dans une lutte qui va à l’encontre des valeurs même de l’organisation? Ces questions touchent des cordes sensibles et les pratiques en la matière sont loin d’être uniformes d’un syndicat à l’autre.

Pour limiter l’influence des nouvelles droites, quelques organisations syndicales à travers le monde vont jusqu’à expulser des membres qui se livrent à de l’agitation politique en faveur des partis de droite radicale ou d’extrême droite. En Belgique, un syndicat effectue un dépistage à partir des listes de candidats et candidates du parti d’extrême droite (Vlaams Belang). Les membres qui y militent sont confrontés à un choix : se distancer du parti ou être expulsés du syndicat. À la CGT (France), il existe une procédure d’expulsion pour les syndicalistes qui se portent candidats pour des partis d’extrême droite ou agissent comme activistes de ce mouvement notamment en distribuant de la propagande. On estime à environ 40 le nombre de personnes qui ont été exclues dans les 6-7 dernières années . Lors de nos entretiens au Québec, un représentant syndical nous a confié avoir déjà écarté des membres de fonctions officielles en raison de leurs positions incompatibles avec les valeurs et statuts de l’organisation. Nous ignorons toutefois quelle est l’ampleur de ce phénomène parmi les syndicats québécois.

Évidemment, le modèle québécois de relations de travail diffère grandement de ceux présents en Europe, particulièrement lorsque l’adhésion à un syndicat est volontaire. Il y a quelques années, la CFDT a exclu un membre qui était aussi candidat pour le Front national. L’expulsion a été validée par les tribunaux étant donné que l’adhésion syndicale implique aussi une adhésion aux valeurs de l’organisation. Au Québec, la situation est quelque peu différente alors que tous et toutes doivent payer une cotisation si une majorité de personnes salariées choisit de se syndiquer. Expulser un membre de la base sous prétexte qu’il se présente pour un parti politique de droite radicale ou d’extrême droite pourrait soulever des enjeux en matière de liberté d’expression. Toutefois, la question se pose plus sérieusement pour les personnes, élues ou conseillères, qui sont censées souscrire aux valeurs de l’organisation. Est-il logique pour un ou une syndicaliste de militer pour une formation politique qui souhaite la destruction des syndicats ou l’affaiblissement de la solidarité entre les travailleurs et les travailleuses?

Pense-bête!

Que disent les statuts et règlements de votre syndicat? Permettent-ils de suspendre ou d’expulser un membre ou de le relever de ses fonctions pour avoir tenu des propos non conformes aux valeurs de votre organisation? Votre syndicat fournit-il des balises claires pour interdire l’expression de discours racistes, sexistes, transphobes ou autres? Utilise-t-il des critères de sélection pour l’octroi de postes de responsabilité?

Dans la société: miser sur l’action politique

Isoler les partis politiques extrémistes

Certains partis politiques soutiennent des idéologies et des programmes qui mettent en péril la démocratie, le vivre-ensemble et l’existence même du mouvement syndical. Dans plusieurs pays d’Europe, nombreuses organisations (politiques, sociales, syndicales) ont établi un « cordon sanitaire » autour des partis d’extrême droite afin de limiter la propagation d’idées toxiques dans la société. À titre illustratif, la Confédération européenne des syndicats (CES) a adopté une règle qui interdit les contacts avec les membres d’extrême droite du Parlement européen ou d’autres pays, à moins d’une demande expresse d’un syndicat affilié. D’autres syndicats ont également adopté des lignes de conduite similaires. Après tout, comme le mentionne la CFDT, «On ne débat pas avec l’extrême droite : on la combat!»

Des partis politiques refusent également de collaborer ou de former des gouvernements de coalition avec des forces réactionnaires et antidémocratiques. Les médias, comme en Belgique, réduisent la visibilité de ces idées dangereuses en limitant leur présence dans les journaux, à la télé ou à la radio. La société civile et les groupes progressistes peuvent également perturber les rencontres et les événements des nouvelles droites et ainsi les empêcher de fonctionner correctement. Cependant, avec la normalisation des idées de droite radicale et d’extrême droite, le cordon sanitaire s’est fragilisé dans plusieurs pays.

L’approche du cordon sanitaire semble plus que pertinente, mais elle n’est pas sans soulever d’importantes questions. Les débats sur l’action politique dans la centrale ont surtout porté sur son autonomie vis-à-vis les partis ainsi que sur les critères d’un éventuel appui lors d’une élection . Et même lorsque les valeurs de certaines formations politiques étaient éloignées de celles de la FTQ, la centrale a toujours maintenu un dialogue. Elle a généralement privilégié la pratique de la concertation à celle de la chaise vide. Mais que faire lorsque des partis politiques basent leur programme sur la haine et le mépris de la démocratie? Si ceux-ci menacent l’existence même des syndicats? Est-ce que la FTQ devrait couper les ponts avec de telles organisations? Il pourrait s’agir d’une avenue à emprunter. Préserver le dialogue avec des formations politiques radicales ou extrêmes pourrait générer des tensions à l’intérieur du mouvement syndical. Ce fut le cas aux États-Unis lorsque le président d’un grand syndicat a rencontré Donald Trump, et ce, malgré les comportements antidémocratiques et anti-travailleurs de l’ex-président. Si un parti issu des nouvelles droites est élu, est-ce que la FTQ maintiendra sa participation dans les organismes créés par l’État? Il y a lieu de se préparer à de telles éventualités.

Question

Est-ce que la FTQ et ses syndicats affiliés devraient maintenir le dialogue avec toutes les formations politiques? Par exemple, il est connu que le chef du Parti conservateur du Québec, Éric Duhaime, a des positions farouchement antisyndicales. Faut-il développer et garder des contacts avec ce parti? Quels sont les risques de le faire ou de ne pas le faire?

En France, la CFDT a un slogan : ni neutre, ni partisan! Ce qui signifie qu’elle participe au débat politique, sans faire de partisanerie. Les statuts de la CFDT indiquent aussi qu’une personne ne peut cumuler à la fois des responsabilités syndicales et politiques. Elle a également choisi de ne pas communiquer avec les partis d’extrême droite ni de leur transmettre son programme ou demandes de crainte qu’ils les détournent à leur propre fin.

Confronter l’extrême droite sur le terrain

Pour combattre les nouvelles droites, la FTQ doit se montrer, manifester et agir ! Ces groupes sont de plus en plus présents sur le terrain, comme en témoignent les nombreuses démonstrations contre les droits des personnes trans, les drag queens ou l’avortement. Les syndicats peuvent afficher leur désapprobation en participant à des contre-manifestations. Dans plusieurs pays où les organisations d’extrême droite sont mieux structurées qu’au Québec, il n’est pas rare qu’elles aient pignon sur rue. C’est pourquoi la société civile et les syndicats se mobilisent pour fermer de tels locaux qui répandent la haine.

Des actions sont également entreprises pour contrecarrer la tenue de rassemblements ou d’événements associés à l’extrême droite, par exemple en contactant les propriétaires de salles ou de bars. Dans d’autres cas, des manifestantes et des manifestants réussissent à faire annuler des spectacles. Parfois, ce sont les travailleurs et les travailleuses du secteur de l’hôtellerie et de la restauration qui sonnent l’alarme empêchant ainsi les extrémistes de se réunir.

Les entretiens avec d’autres syndicats à l’international soulignent également l’importance pour les organisations syndicales de s’impliquer dans des associations et groupes à l’échelle locale pour limiter l’influence des droites radicales et extrêmes. En effet, lorsque celles-ci sont bien implantées, ses représentants et représentantes s’engagent dans les villes et les villages pour être en contact direct avec les citoyens et les citoyennes. Les forces progressistes doivent donc prendre leur place partout sur le territoire pour éviter de laisser le champ libre aux nouvelles droites.

Nouer des alliances

Chez les nouvelles droites du monde entier, les idées circulent et les pratiques sont partagées dans le but de faire avancer un agenda commun. Pour combattre cette internationale réactionnaire, la FTQ et ses affiliés devront faire de même et nouer des alliances avec les autres organisations syndicales et groupes progressistes.

Dans chaque pays, il existe des mouvements antifascistes qui confrontent les forces d’extrême droite. Plusieurs de leurs membres font partie des syndicats et y militent, ce qui semble être également le cas au Québec. En France, le groupe Vigilance et initiatives syndicales antifascistes (VISA) a été mis sur pied en 1996 par plusieurs organisations syndicales. Ce regroupement produit des analyses et des argumentaires, planifie des manifestations, offre des formations, entre autres. Au Québec, on ne trouve pas un tel équivalent. Cependant, plusieurs collectifs antifascistes autonomes existent à plusieurs endroits, par exemple à Montréal et à Québec. Ainsi, les syndicats locaux et les conseils régionaux pourraient envisager de tisser des liens de solidarité avec des groupes qui luttent également contre le programme politique des nouvelles droites.

À l’échelle internationale, les syndicats européens ont élaboré des stratégies communes au sein de la Confédération européenne des syndicats. Le Réseau international des syndicats antifascistes a également été mis sur pied au début de 2023. Celui-ci a publié un manifeste qui dénonce sans ambiguïté les mouvements néo-fascistes et d’extrême droite. Pour défendre ses membres des prochaines menaces, la FTQ pourrait maintenir les contacts avec les autres organisations syndicales afin de partager les meilleures pratiques et mieux comprendre les approches des nouvelles droites.