CHAPITRE 4

Les menaces pour le mouvement syndical


Journée de réflexion sur les nouvelles droites

Les valeurs portées par les nouvelles droites sont aux antipodes de celles de la FTQ. La droite a toujours cherché à réduire l’influence des syndicats sur la société comme une peau de chagrin. L’histoire démontre que les régimes fascistes et les gouvernements conservateurs, comme celui de l’Union nationale de Maurice Duplessis, n’ont pas été tendres envers les syndicats (c’est le moins qu’on puisse dire).

Les nouvelles droites continuent sur cette lancée. Leur antisyndicalisme prend toutefois des formes beaucoup plus insidieuses considérant qu’elles jouent sur le même terrain idéologique que les syndicats. Leurs discours peuvent être attrayants pour des travailleurs et des travailleuses ainsi que pour des syndicalistes. Est-ce que ces nouvelles droites réussiront à s’imposer dans les milieux de travail, en créant des syndicats à leur image, par exemple? Probablement pas. Il apparaît plus réaliste que ces droites s’attaquent aux syndicats en modifiant les lois du travail pour ainsi limiter leur pouvoir.

Des discours dangereux et attrayants, même pour des syndicalistes

Connaissez-vous Adrien Arcand, le führer canadien? L’excellente biographie rédigée par Jean-François Nadeau retrace le parcours de cette figure marquante du fascisme canadien. Avec beaucoup d’humour et de justesse, Le Monde ouvrier a affectueusement qualifié ce sulfureux personnage de «grand fourreur». Et pourtant, son métier ne consistait pas à transformer des peaux en fourrure… À ses débuts, Adrien Arcand était journaliste. Il a fondé son propre syndicat à La Presse et a été congédié pour activités syndicales. Son père n’était nul autre que Narcisse Arcand, organisateur syndical pour la Fraternité unie des charpentiers et menuisiers d’Amérique (syndicat international) et militant pour le Parti ouvrier, dont le programme peut être qualifié de progressiste. Adrien Arcand demeure un cas d’exception, mais son histoire doit servir de leçon : l’exposition au syndicalisme et à ses vertus ne constitue pas toujours un vaccin contre le virus des droites extrêmes et radicales. Autrement dit, les syndicalistes ne sont pas différents du reste de la population et peuvent être tout aussi réceptifs à certaines idées.

Aux dernières élections québécoises, plusieurs personnes impliquées dans leur syndicat, notamment dans les secteurs de la santé et des services de garde, se sont présentées pour le Parti conservateur du Québec alors que celui-ci est profondément antisyndical. De manière anecdotique, nous avons probablement tous et toutes entendu des histoires de militantes et de militants syndicaux qui soutenaient directement ou indirectement le parti d’Éric Duhaime. Plusieurs sondages montrent qu’un pourcentage significatif de personnes syndiquées appuient des partis de droite. Selon Abacus, 36 % des Canadiennes et des Canadiens syndiqués du secteur privé et 34 % de ceux du secteur public avaient l’intention de voter pour le Parti conservateur du Canada en 2023. Lors de nos entretiens avec les affiliés de la FTQ, nous avons pu constater que des personnes au sein des structures syndicales ont des affinités très fortes avec des partis de droites radicales ou font la promotion d’idées extrêmes. Heureusement, ces cas sont minoritaires, voire marginaux. Le Québec n’est pas seul dans cette situation. En France, le Rassemblement national (parti d’extrême droite) obtient de très bons résultats électoraux chez les travailleurs et les travailleuses en plus d’attirer des syndicalistes dans ses rangs, notamment Fabien Engelmann, Frédéric Weber et Matthieu Valet.

Des discours pro-travailleurs (en apparence)

Le Parti conservateur du Canada de Pierre Poilievre a récemment voté en faveur d’un projet de loi pour interdire les scabs. Pourtant, ce parti politique est reconnu pour s’opposer aux initiatives qui favorisent les syndicats et les travailleurs et travailleuses. Pierre Poilievre a même tenté d’abolir la formule Rand pour la fonction publique fédérale. Comment expliquer un tel revirement? Dans le cas du PCC, on peut raisonnablement considérer qu’il s’agit d’opportunisme visant à séduire certains pans de l’électorat.

Parmi les nouvelles droites un peu partout dans le monde, on constate que leurs programmes ne sont pas nécessairement opposés aux revendications des syndicats. Souvent, de tels partis politiques sont en accord avec un renforcement du filet social, une bonification du salaire minimum, la protection du pouvoir d’achat ou encore la création d’emplois de qualité. Cela dit, il existe certaines tensions entre ceux et celles qui ont une vision plus néolibérale de l’économie et d’autres qui favorisent un plus grand rôle de l’État pour répondre aux besoins de la population. Le tout peut devenir passablement complexe, surtout lorsque sont mélangés des idées des nouvelles droites sur l’immigration avec des discours en faveur de la classe ouvrière, comme c’est le cas d’une politicienne allemande provenant de la gauche qui a décidé de fonder un nouveau parti politique.

Les syndicats doivent toutefois se méfier des conversions un peu trop soudaines. Le plus souvent, les nouvelles droites adoptent des discours pro-travailleurs uniquement en apparence ou de manière utilitaire pour soutenir d’autres pans de leurs programmes, par exemple pour décrier les impacts de l’immigration ou pour soutenir un agenda nationaliste. Pierre Poilievre fait de même en réclamant des baisses d’impôt pour les travailleurs et les travailleuses alors que ce sont les plus riches qui profitent le plus d’une telle mesure. Aussi, la promotion d’idées progressistes, que ce soit en matière d’emploi ou de protection sociale, peut également servir à rendre acceptables d’autres positions pourtant extrêmes, comme les déportations de masse (remigration) sous prétexte de protéger les emplois ou l’accès au logement. Plusieurs syndicats à travers le monde effectuent du travail constant de décryptage pour démontrer que sous un vernis pro-travailleur, ces nouvelles droites agissent systématiquement contre les intérêts des travailleurs et des travailleuses. C’est le cas par exemple du Rassemblement national en France.

Des critiques du capitalisme et de la mondialisation

«Ensemble, nous allons poursuivre le combat pour défendre nos usines, nos emplois et lutter contre la désindustrialisation de notre pays.» Cette phrase aurait pu être rédigée par un syndicat, mais elle est en fait issue du Rassemblement national. Plusieurs nouvelles droites formulent des critiques très vigoureuses sur la manière dont le capitalisme fonctionne, notamment sur la mondialisation, le libre-échange ou la désindustrialisation. De tels discours rejoignent les travailleurs et les travailleuses qui vivent dans l’insécurité économique et qui ne sont pas très optimistes face à l’avenir. Bien que les nouvelles droites dénoncent les impacts de la mondialisation, elles remettent rarement en question le fait que les inégalités sociales découlent du capitalisme lui-même. Elles vont plutôt pointer du doigt certains groupes, comme les élites transnationales qui auraient trahi le peuple. Initialement, les syndicats se sont vigoureusement opposés aux accords de libre-échange. Aujourd’hui, leur positionnement apparaît plus nuancé face à des droites virulentes qui contestent agressivement l’ordre économique établi.

Les nouvelles droites vont également désigner les autres pays, notamment la Chine et l’Inde, comme des compétiteurs déloyaux qui mettent en péril les emplois d’ici. Il faut reconnaître que de tels discours sont attrayants pour les travailleurs et les travailleuses, surtout ceux et celles dont l’emploi est menacé par une forte concurrence internationale. En outre, selon certains, des syndicats ont déjà eu recours à une telle rhétorique nativiste dans le but de mobiliser leurs membres. Le Projet 2025, un programme politique réactionnaire rédigé par le Heritage Foundation, reprend ces arguments et demande même d’inclure des dispositions plus robustes en matière de travail dans les accords de libre-échange afin d’identifier les pires abus. Plusieurs syndicats, dont la FTQ, formulent de telles demandes depuis l’adoption des premiers accords de libre-échange.

Des syndicats trop wokes

Combien de fois a-t-on entendu que les syndicats ne sont pas démocratiques, représentent mal leurs membres et conséquemment, ne peuvent pas vraiment parler en leur nom. Les nouvelles droites formulent les mêmes critiques, mais pour des motifs différents. Aujourd’hui, les syndicats seraient trop wokes, c’est-à-dire qu’ils se concentreraient uniquement sur les enjeux de justice sociale et de luttes aux discriminations (racisme, sexisme, transphobie). Ces syndicats, au service de la cause woke, seraient incapables de faire des compromis, défendraient inadéquatement leurs membres et dépenseraient sans compter l’argent des membres sur des questions qui n’ont rien à voir avec leurs préoccupations. Les syndicats seraient donc trop éloignés de leur principale activité, c’est-à-dire la négociation des salaires et des autres conditions de travail, ce que certains appellent le core business. De telles critiques sont également adressées aux partis de gauche. Cependant, même si les syndicats parlent davantage de justice sociale, il importe de souligner que leurs combats restent ancrés dans la réalité de leurs membres.

Il faut reconnaître que ces arguments trouvent une résonance parmi les personnes syndiquées. Lors de nos rencontres, nous avons parfois entendu que les syndicats devaient se recentrer sur leur principale activité et cesser de s’éparpiller dans de multiples combats. Selon une étude de cas du Danemark, les membres qui appuient les droites radicales sont également plus nombreux à percevoir leur syndicat comme un simple service et estiment que celui-ci ne devrait pas s’occuper de justice sociale ou de lutte contre les discriminations. On peut raisonnablement penser qu’un tel constat s’applique dans d’autres pays.

Ces questions ne sont pas nouvelles et se sont posées depuis les débuts du mouvement syndical. À l’origine, l’American Federation of Labor (AFL) prônait un syndicalisme pur et simple (pure and simple unionism) qui devait se concentrer uniquement sur l’amélioration des salaires et des conditions de travail. Mais les syndicats ont rapidement compris que même si la négociation collective demeurait essentielle, elle était insuffisante pour répondre adéquatement aux besoins des membres. L’action politique est nécessaire dans toutes sortes de facettes de la vie des travailleurs et des travailleuses, notamment pour la santé et la sécurité au travail, l’assurance-emploi, l’assurance maladie ou les lois du travail. Il s’agit là encore de combats syndicaux qui mobilisent le plus clair du temps de la FTQ. Les débats sur les ressources que les syndicats utilisent pour certaines causes sont légitimes, mais doivent s’effectuer au bon endroit, c’est-à-dire dans les instances démocratiques. En qualifiant les syndicats de wokes, les nouvelles droites cherchent essentiellement à diviser les travailleurs et les travailleuses ainsi qu’à discréditer l’action politique des syndicats. Nous pouvons avoir certains désaccords, et cela est tout à fait normal, mais il ne faut pas tomber dans ce piège tendu par les nouvelles droites.

Des syndicats trop proches des employeurs?

Avec la vague actuelle de populisme qui s’attaque inlassablement aux diverses institutions comme les médias, les syndicats ne sont pas épargnés. Ceux-ci ont souvent été dépeints comme faisant partie d’une élite déconnectée. Parmi les nouvelles droites, plusieurs estiment que les syndicats sont trop proches des employeurs. Cela est particulièrement frappant dans les pays qui ont une forte tradition de dialogue social ou d’implication syndicale dans l’entreprise. En Allemagne, par exemple, le syndicat Zentrum prétend qu’IG Metall est de connivence avec l’employeur. Paradoxalement, ces mêmes droites critiquent aussi les syndicats pour leur engagement dans une lutte des classes qu’ils jugent stérile, plutôt que de se mettre en action pour le bien de la nation. Les syndicats seraient donc simultanément trop près des employeurs et enfermés dans une logique conflictuelle avec ces mêmes employeurs. Suivez-vous leur raisonnement? Nous non plus. Au Québec, il existe une forte tradition de dialogue social, en comparaison avec le reste de l’Amérique du Nord. Conséquemment, le mouvement syndical québécois pourrait être vulnérable à de telles critiques, notamment en raison de l’implication de certains syndicats dans des organismes comme la CNESST, le CCTM ou la CPMT.

Une offensive renouvelée contre le régime de relations de travail

Le mouvement syndical est confronté depuis des décennies à des attaques de la part de la droite quant au régime de relations de travail. La FTQ a d’ailleurs produit des documents sur le sujet lors de son 30e Congrès (2013) et dans le cadre de la campagne Ensemble pour un monde plus juste.

Durant nos entretiens avec les syndicats affiliés, plusieurs nous ont fait part de craintes par rapport à la formule Rand (retenue syndicale obligatoire), l’utilisation des cotisations à des fins politiques, le système d’accréditation par cartes, le droit de grève ou encore la transparence des états financiers. Ce sont là des attaques auxquelles les syndicats s’attendent de la part d’une droite plus conventionnelle qui souhaite réduire l’influence des syndicats dans la société.

L’actuel premier ministre du Québec, François Legault, a déjà préconisé de «moderniser les syndicats» en 2014 avant de se raviser. À Ottawa, les conservateurs ont tenté d’imposer deux lois antisyndicales, C-525 et C-377, lesquelles ont heureusement été abrogées après les élections de 2014. On sait également que l’actuel chef, Pierre Poilievre, est un adepte des lois right-to-work qui aboliraient la formule Rand comme on la connaît. Dès leur arrivée au pouvoir, les nouvelles droites ont tendance à limiter les droits syndicaux de manière directe, par des changements législatifs, ou indirecte par des nominations partisanes dans les instances et tribunaux du travail. Pensons aux États-Unis à l’Argentine et à l’Italie.

Avec la montée des nouvelles droites, ces dangers ne disparaîtront pas et la FTQ doit demeurer vigilante. Ce que nous avons lu et entendu en provenance des États-Unis et de divers pays européens nous a profondément perturbés. Évidemment, la menace ultime serait de revivre une situation similaire à celle des syndicats allemands sous le régime nazi, soit l’interdiction du syndicalisme libre, l’abolition de la négociation collective et la confiscation des fonds syndicaux. Il s’agit là d’un scénario catastrophe très peu probable à court terme, mais pas impossible. L’antisyndicalisme des nouvelles droites ne se manifeste pas exactement de la même manière et prend des formes différentes. On cherche moins à s’attaquer frontalement aux syndicats qu’à les miner de l’intérieur et à redéfinir leurs rôles. Dans certains cas, on prétend que les syndicats se sont éloignés de leur mission d’origine (core business) et que des mesures sont nécessaires pour les ramener dans le droit chemin. Examinons tour à tour plusieurs de ces propositions pour mieux comprendre en quoi elles constituent une menace pour le mouvement syndical.

S’ingérer dans la démocratie syndicale

Au Québec et au Canada, il existe très peu d’encadrement de la démocratie syndicale et c’est tant mieux! Les syndicats sont donc libres d’adopter et de modifier leurs propres statuts et d’élire leurs représentants et leurs représentantes comme bon leur semble. Ultimement, les syndicats sont redevables à leurs membres. Cependant, les nouvelles droites proposent de s’ingérer de multiples façons dans la vie démocratique des syndicats. Par exemple, elles pourraient vouloir appliquer une politique de préférence nationale (ou priorité nationale) aux syndicats, comme le propose le Rassemblement national dans son programme politique. Concrètement, cela donnerait au législateur le pouvoir d’émettre des conditions pour l’accès aux fonctions syndicales des résidentes et des résidents étrangers. Autrement dit, on s’ingère directement dans la démocratie syndicale en créant deux catégories de membres syndiqués n’ayant pas les mêmes droits : les citoyens et les non-citoyens. Procéderait-on à une simple interdiction à l’instar de la Loi sur les syndicats professionnels avant la contestation devant les tribunaux (voir encadré) ou pourrait-on instaurer des conditions? Cela va non seulement à l’encontre des valeurs de la FTQ, mais aussi du droit international, en particulier de la convention no 87 de l’OIT. La priorité nationale pourrait s’étendre également en matière de santé et sécurité du travail, par exemple pour l’accès aux fonctions de représentant ou représentante en santé et sécurité du travail (RSS) ou encore pour siéger au comité de santé et sécurité.

Une loi discriminatoire

L’Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC) a contesté plusieurs des dispositions de la Loi sur les syndicats professionnels, lesquelles «empêchent les travailleurs qui n’ont pas la citoyenneté canadienne d’occuper un emploi dans un syndicat ou de briguer un mandat au sein du conseil d’administration». La Cour supérieure a donné raison au syndicat et suspend l’application de certaines parties de la loi pendant 12 mois, le temps que le législateur intervienne. Comme quoi, certaines lois québécoises contiennent des éléments de priorité nationale!

Ensuite, les droites identitaires et conservatrices pourraient restreindre l’accès à des fonctions syndicales non seulement sur la base de la citoyenneté, mais aussi selon d’autres critères. Et c’est là que des précédents comme la Loi sur la laïcité de l’État (Loi 21) sont particulièrement préoccupants. Dans un contexte où les syndicats sont encadrés par des lois et qu’ils ont autant de droits que de responsabilités, pourrait-on aller jusqu’à interdire le port de signes religieux pour des personnes élues ou conseillères dans une optique de promotion de la laïcité? Pourrait-on aussi interdire l’accès à des fonctions syndicales à des personnes sur la base de leurs convictions politiques? Cela fait un peu plus de 70 ans que l’Union nationale de Maurice Duplessis a fait adopter le Bill 19 qui donnait à la Commission des relations ouvrières « le pouvoir de retirer l’accréditation syndicale à tout syndicat dont elle trouverait un membre coupable d’activités communistes ». Peut-on s’imaginer le Tribunal administratif du travail faire de même pour des syndicats considérés comme trop wokes?

Aussi, les nouvelles droites pourraient chercher à restreindre les organisations de travailleurs et travailleuses à la seule fonction de négociation des conditions de travail, limitant ainsi leur rôle à cet aspect précis. Notons que ce sont surtout les centrales syndicales et grands syndicats qui ont des ressources et des moyens en matière d’action politique et donc, qui peuvent s’opposer à ces nouvelles droites avec efficacité. Une telle mesure aurait pour conséquence d’affaiblir le rapport de force des syndicats. Comme recommandé par la droite économique depuis des décennies, les nouvelles droites pourraient également être tentées d’interdire l’utilisation des cotisations syndicales à des fins politiques, ce qui viendrait fragiliser les grandes organisations syndicales.

La CAQ se mêle de ce qui ne la regarde pas!

Le 1er mai 2024 (ça ne s’invente pas), la CAQ a déposé une motion à l’Assemblée nationale qui «déplore que des cotisations de travailleurs, lesquels bénéficient d’une exemption fiscale représentant une dépense importante pour l’État québécois, servent à une contestation judiciaire de la Loi sur la laïcité de l’État». Non, mais de quoi la CAQ se mêle-t-elle? L’utilisation des cotisations syndicales ne concernent personne d’autre que les membres. Le gouvernement n’a pas à s’ingérer dans la manière dont l’argent syndical est dépensé. Et si tous les groupes, individus et entreprises qui bénéficient d’exemptions fiscales au Québec doivent s’abstenir d’être en désaccord avec le gouvernement, aussi bien dire qu’on interdit toute forme de contestation». En outre, le crédit d’impôt pour cotisations syndicales et professionnelles (donc pas uniquement les syndicats) a coûté 154,5 millions de dollars sur un total de 47 milliards, ce qui équivaut à 0,36 % de toutes les dépenses fiscales. Dépense importante? Mon œil.

Pervertir le devoir de juste représentation

La droite a toujours eu en horreur l’utilisation des cotisations syndicales à des fins politiques. Les nouvelles droites pourraient emprunter le même chemin; cela est tout à fait possible. Mais il est aussi probable qu’elles visent à saboter les syndicats de l’intérieur en mobilisant des membres radicalisés. Explications. Aux États-Unis, le Projet 2025 propose de revoir le devoir de juste représentation pour empêcher les syndicats de se positionner et de consacrer des ressources à des enjeux wokes ou de gauche (left-wing culture war issues) qui iraient à l’encontre des intérêts d’une partie des membres syndiqués. L’idée étant que tout syndicat prenant des positions sur de tels sujets est considéré comme étant en situation de «conflit d’intérêts politique». Petite parenthèse : le devoir de juste représentation visait à l’origine à favoriser la cohésion des travailleurs et des travailleuses. Rappelant le contexte historique de cette disposition, Dorval Brunelle écrit que celui-ci «est le produit d’une démarche judiciaire par laquelle des salariés de race noire, lésés par les décisions du syndicat constitué d’une majorité blanche, souhaitaient être admis à défendre leurs propres intérêts».

Ironique, non, que cela soit ainsi récupéré par la droite?

Comme le modèle américain partage plusieurs similitudes avec celui du Québec, on peut déjà prévoir les conséquences d’une telle modification. Concrètement, cela signifie que des membres syndiqués pourraient déposer des plaintes pour manquement au devoir de représentation (le fameux article 47.2 du Code du travail) lorsqu’ils estiment que leur syndicat a pris parole ou consacré des ressources sur des enjeux qui débordent le strict cadre du milieu de travail. Pensons à un soutien à une manifestation en faveur du droit à l’avortement, un appui à des candidats ou des candidates lors d’une élection, la publication d’un tract pour protéger le système d’assurance maladie, une prise de position pour les droits des personnes transgenres, la lutte contre le racisme, etc. Non seulement cela mettrait les syndicats sur la défensive et dans une posture constante d’autocensure, mais on les empêcherait de jouer leur rôle d’agent de changement social. On viendrait également s’ingérer dans la démocratie syndicale puisque les membres ne pourraient plus prendre collectivement des décisions. De plus, les syndicats seraient certainement inondés de plaintes venant d’une minorité de membres alignés sur les idées des nouvelles droites, engendrant des coûts énormes et perturbant leur fonctionnement normal.

Une autre façon de s’attaquer à la capacité des syndicats de défendre l’ensemble de leurs membres consiste à affaiblir les droits et libertés et renforcer l’arbitraire patronal. Pour les conservateurs du Projet 2025, les employeurs devraient avoir le droit de mener leurs affaires selon leurs croyances. Concrètement, cela signifie qu’une personne LGBTQIA2+ pourrait être congédiée de manière tout à fait légale si l’employeur estime que cela va à l’encontre de ses valeurs ou de sa religion, laissant ainsi le syndicat sans moyen de défense face à de telles discriminations. On pourrait même dire que la Loi sur la laïcité de l’État (Loi 21) a empêché les syndicats de défendre les personnes salariées, notamment les femmes portant le voile, qui sont spécifiquement visées par la loi. Ainsi, le législateur québécois aurait déjà affaibli la portée du devoir de juste représentation.

Limiter le champ du négociable

Au Québec, les syndicats sont libres de négocier sur un large éventail de sujets tant que cela n’interfère pas avec des lois d’ordre public, par exemple les normes minimales du travail. À cet égard, les syndicats ont souvent été à l’avant-garde du progrès social en revendiquant et en obtenant des congés parentaux ou la reconnaissance des unions de même sexe. La droite plus traditionnelle souhaite évidemment restreindre le droit de négocier, que ce soit en imposant des conditions de travail par voie législative ou en plafonnant les augmentations salariales possibles. Le Québec a d’ailleurs connu son lot de lois spéciales, comme le rappelle l’ouvrage Grève et paix. D’autres États américains, comme le Wisconsin, ont réduit comme peau de chagrin le pouvoir de négociation des syndicats du secteur public. Le Code du travail au Québec contient déjà des limitations importantes pour les syndicats, notamment quant au droit de grève, et rien n’exclut de nouvelles restrictions au pouvoir de négociation.

Dans une perspective de guerre contre le wokisme et parce que les syndicats ne représenteraient pas adéquatement les intérêts de leurs membres, les nouvelles droites demandent dorénavant de limiter ce qui peut faire l’objet de négociation. En restreignant le champ d’action des syndicats à certains enjeux comme les salaires, on cherche à miner leur capacité à faire progresser la justice sociale. Le Projet 2025 énonce quelques-unes de ces possibilités. Pour les avantages sociaux, on souhaite que les États américains puissent exclure certains soins, notamment en matière d’avortement. Cela empêcherait les syndicats de négocier des assurances collectives qui correspondent aux besoins de tous leurs membres, particulièrement les femmes. Avec l’aversion totale des nouvelles droites envers les mesures de diversité et d’inclusion, on envisage d’interdire la collecte de certaines données sociodémographiques (ex.: race, identité de genre, etc.) et d’empêcher les syndicats de négocier des programmes d’accès à l’égalité. Aux États-Unis, un think tank réactionnaire estime que les conventions collectives du secteur de l’éducation servent à imposer l’idéologie woke aux élèves ainsi qu’au personnel enseignant. Dans ce cas-ci, le législateur pourrait interdire aux syndicats de négocier certaines dispositions et permettre à l’employeur de prendre seul de telles décisions, par exemple pour ce qui est des méthodes pédagogiques ou des sujets pouvant être abordés en classe.

Sans droit de grève, la libre négociation devient pratiquement une coquille vide. Or, les nouvelles droites pourraient bien piger dans les revendications traditionnelles de la vieille droite économique qui cherche depuis longtemps à restreindre au maximum la possibilité pour les travailleurs et travailleuses de faire grève. Pensons à l’élimination des dispositions anti-briseurs de grève qui sont souvent dépeintes comme une contrainte économique excessive ou encore l’élargissement des services essentiels où tout devient essentiel, y compris l’activité économique. Lorsque vient le temps de « protéger la nation » contre les syndicats wokes, tous les coups semblent permis!

Casser le monopole de représentation syndicale

Au Québec et au Canada, les lois du travail reconnaissent que le syndicat exerce un monopole de représentation, ce qui est aussi le cas aux États-Unis. Il s’agit là d’une des caractéristiques du modèle du Wagner Act. Ce dernier fonctionne très bien pour certains secteurs de l’économie, notamment la grande entreprise et les secteurs public et parapublic, mais il est moins adapté à d’autres endroits. Cela prive donc la majorité des travailleurs et des travailleuses d’un véhicule collectif pour porter leurs demandes et revendications. Dans le milieu universitaire, plusieurs voix progressistes ont élaboré des pistes de solution à cet effet, dont celle du syndicalisme minoritaire, soit l’accréditation d’un syndicat représentant moins de 50% des travailleurs et des travailleuses.
La gauche n’est toutefois pas la seule à proposer des modifications au Wagner Act. Les nouvelles droites ont également des idées. Et pas toujours des bonnes. Selon le Projet 2025 (États-Unis), «la législation fédérale n’offre aucune solution de rechange aux syndicats dont l’approche conflictuelle n’est pas attrayante pour la majorité des travailleurs et des travailleuses». Contrairement à ce qui prévaut depuis des décennies, on recommande d’assouplir la loi pour permettre la création d’organisations conjointes entre personnes salariées et employeur afin de discuter des enjeux reliés au milieu de travail de manière non conflictuelle. Sous l’illusion d’une «démocratie» sans syndicat, cet assouplissement ouvrirait la porte aux demandes de révocation d’accréditation ou à la formation de syndicats «indépendants», lesquels pourraient s’avérer impuissants face à un employeur qui ne sent plus la menace d’un véritable contre-pouvoir. Il pourrait également être possible de mettre sur pied des syndicats contrôlés et financés par l’employeur, ce qui serait un recul inacceptable pour les travailleurs et travailleuses. En effet, il est connu qu’une baisse du taux de couverture syndicale est associée à de plus grandes inégalités.

Dans les États américains ayant adopté des lois right-to-work, la cotisation syndicale est volontaire, mais le syndicat doit quand même défendre l’ensemble des membres. Cela entraîne un problème de resquilleurs (free riders), où certains bénéficient des avantages négociés sans contribuer financièrement, ce qui limite les ressources des syndicats et les affaiblit. Les lois right-to-work sont souvent présentées comme un cauchemar, mais des conservateurs américains veulent faire encore pire en mettant fin au monopole de représentation syndicale. Ceux-ci souhaitent permettre aux personnes salariées de négocier individuellement leurs conditions de travail ou de désigner une personne pour les représenter. Cela pourrait ouvrir la porte à la constitution de syndicats minoritaires qui peuvent être très à droite ou de connivence avec l’employeur. Dans un tel modèle, le syndicat majoritaire n’aurait plus à se préoccuper des membres qui ne paient pas leur cotisation, mais il pourrait devoir composer avec des organisations concurrentes qui minent sa légitimité et son influence directement dans les milieux de travail. En bout de piste, ce sont les travailleurs et les travailleuses qui perdent au change, confrontés à une fragmentation de leur représentation et à une possible dilution de leur pouvoir de négociation collective.

Une présence limitée sur le terrain

Les nouvelles droites ne font pas que transmettre des idées dans l’espace public. Elles sont également actives sur le terrain. Bien que certaines de leurs stratégies puissent être violentes, par exemple le saccage des bureaux de la CGIL en Italie ou l’intimidation de médias au Québec , elles restent généralement peu visibles dans les milieux de travail et encore moins dans les syndicats. De manière anecdotique, nous avons entendu des histoires préoccupantes qui nécessitent une certaine vigilance, mais il n’y a aucun signe que ces incidents soient généralisés. Cela dit, il n’est pas inintéressant de regarder comment l’extrême droite, sans grand succès pour l’instant, a tenté de saboter les syndicats en Europe. Comme on dit, une personne avertie en vaut deux!

Créer des syndicats très à droite

Dans plusieurs pays d’Europe, les partis d’extrême droite ou de droite radicale ont tenté de mettre sur pied des syndicats à leur image. Fort heureusement, ces initiatives se sont généralement soldées par des échecs. En France, les syndicats ont veillé au grain et ont réussi à empêcher le Front national de créer des syndicats d’extrême droite. En Allemagne, il existe le syndicat de droite radicale Zentrum, mais il est très peu présent et influent dans les milieux de travail. En Flandre (Belgique), le parti d’extrême droite Vlaams Belang a tenté sans succès de créer une nouvelle organisation syndicale en essayant de recruter les les membres qui avaient été exclus des trois principaux syndicats pour leur implication dans ce parti politique. Même dans des pays où les droites radicales et extrêmes récoltent un pourcentage significatif du vote lors d’élections, les syndicats qui tirent à droite n’ont pas eu le succès escompté.

Il est donc très peu probable que ceux-ci réussissent à s’implanter au Québec. Il existe des tensions et des incohérences impossibles à résoudre. En effet, la philosophie même de ces syndicats de droite entre en contradiction avec une des missions fondamentales du syndicalisme qui consiste à défendre tous les membres sans distinction aucune. Pour les syndicats influencés par de telles droites, il n’y a qu’une seule solidarité: celle de la nation. On exclut donc tous ceux et celles qui ne sont pas considérés comme en faisant partie tout en niant l’existence de divergences d’intérêts entre employeurs et personnes salariées. En revanche, pour la grande majorité des syndicats actuels, bâtir une solidarité entre tous les travailleurs et les travailleuses apparaît crucial pour construire un rapport de force efficace face aux employeurs.

Infiltrer les syndicats

De manière générale, les nouvelles droites ne sont pas suffisamment bien organisées pour infiltrer efficacement les syndicats et perturber leur fonctionnement, par exemple en essayant de saboter les instances ou les assemblées. D’après nos entretiens, il semblerait que les personnes syndiquées qui adhèrent à des idées de droite radicale ou d’extrême droite ne font généralement pas confiance aux syndicats, et conséquemment, participent peu à la vie syndicale et ne s’y impliquent guère. En outre, la grande majorité des syndicats apparaissent bien équipés pour faire face à un tel péril, avec une culture forte, des valeurs affirmées et des statuts robustes. Selon nous, cette stratégie ne constitue pas une menace réelle à moyen ni même à long terme.